Par Jean-Louis Vullierme

Qu’est-ce qu’aura été le trumpisme et que peut-il en rester ?

L’idéologie Trump repose sur: 1) satisfaire les actionnaires par des avantages fiscaux; 2) satisfaire les petites entreprises par le protectionnisme; 3) satisfaire les plus pauvres par la fermeture des frontières et le dénigrement de l’establishment; 4) satisfaire les conservateurs par le refus des évolutions de mœurs et de la lutte contre l’environnement; 5) combler les appétits complotistes ou enclins à la violence; 6) dissocier les minorités entre elles ; 7) s’appuyer sur toutes les dictatures pour se replier tout en ne désignant qu’un seul ennemi: la Chine.

Aucun de ces éléments n’exige par nature le pagliacisme, le narcissisme, la démence et la personne de Trump. Tous sont donc en principe portables par d’autres que lui. Nous en reparlerons plus loin.

Tous, à tout le moins, sont contre-productifs.  En orientant les fonds publics vers la partie la plus riche de la population qui consomme le moins en proportion, on réduit à terme le niveau moyen de l’activité. En créant, par le même procédé, un afflux de liquidité vers la bourse, on satisfait un court moment et les riches et les classes moyennes dont les retraites dépendent de la bourse, sans accroitre l’investissement à une époque où les entreprises financent la bourse plutôt que l’inverse. On gonfle mécaniquement une bulle spéculative qui ne peut que ruiner ces derniers au moment où elle éclate.

Par le protectionnisme, on accroit les couts à la consommation d’une manière qui peut devenir rapidement insupportable pour le consommateur, à une époque où le différentiel des salaires avec l’Asie est de plus de 1 à 7.  On ne relocalise pas pour autant l’activité, faute d’investissement dans les activités de main d’œuvre, et faute d’un début de technologies de production de très grande masse. En réduisant le déficit commercial, on perd peu à peu l’avantage d’émetteur de la monnaie de réserve mondiale, un avantage considérable qui finance depuis un demi-siècle une part essentielle de la dépense publique américaine.

La fermeture des frontières, hormis la rupture de leur tradition constitutive, prive les États-Unis de toute possibilité de conserver la compétitivité des activités de main d’œuvre, et accroit encore les prix à la consommation.  Cette fermeture n’a aucun effet sur les importations, en particulier le volume énorme des importations de stupéfiants.

Le dénigrement de l’establishment est porteur de sens quand il s’agit de placer sous contrôle le “complexe militaro-industriel” dénoncé par … Eisenhower. Il n’en a aucun quand il s’agit de renforcer ledit complexe, tout en affaiblissant la presse et les organes judiciaires.

Le déni de la question environnementale est une dénégation du fait que les enfants américains sont autant sujets aux allergies que les enfants chinois, que le cancer s’accroit vertigineusement d’abord aux États-Unis sous l’effet d’une centaine de milliers de substances carcinogènes pour la plupart inutiles (qu’une hausse vertigineuse des couts de santé parvient à peine à placer sous contrôle), que le changement climatique affecte au premier plan les zones subtropicales du Sud-est américain.

Le refus de l’évolution des mœurs exprime une volonté de renouer avec la plus grande cause de déchirement de l’histoire des États-Unis, la guerre civile, et s’oppose à une évolution séculaire irrésistible vers les égalités statutaires, concernant toutes les minorités quand même elles souhaiteraient ne pas se ressembler entre elles.

Le choix d’une géopolitique axée sur la désignation de la Chine comme ennemi principal, au seul motif d’une concurrence commerciale, en s’appuyant partout dans le monde sur les autres dictatures, et en s’aliénant ses alliés historiques, démontre une indifférence complète aux aspects non économiques de la diplomatie, qui pourtant demeurent toujours d’une importance vitale.  Ce choix néglige par ailleurs le fait que la Chine, dont l’histoire n’est pas expansionniste, possède le plus vaste marché intérieur du monde et est au bord de développer plus de technologies que les États-Unis, sans que les États-Unis ne puissent plus l’en empêcher. 

Quant au complotisme et à l’encouragement à la violence, il serait sans doute préférable de ne pas même en discuter, s’ils n’engageaient la question de la fanatisation d’une frange significative de l’électorat.

Nous savons d’ores et déjà qu’une partie du trumpisme survivra à la présidence de Trump et sans doute à Trump lui-même. Dès à présent, la part la plus conservatrice du programme a été reprise par Mitt Romney, sénateur pourtant modéré, voire partisan d’une alliance bipartisane avec J. Biden. Il est possible, encore qu’incertain, que cette partie ne soit pas intrinsèquement dépendante du pagliacisme, ce défi ouvert à la décence, l’intelligence et l’honnêteté. Il est aussi concevable que l’héritage se divise par l’émergence future d’un « homme fort », à la recherche d’une démocrature davantage bien davantage désireuse de préserver les apparences, mais visant à en finir avec les radicalités adverses au moyen de lois et jurisprudences répressives. On peut aussi imaginer que le Parti Républicain revienne à ses formes plus classiques, tout en conservant intact le fond idéologique déployé par Trump, ce qu’un succès parlementaire combiné à la défaite présidentielle pourrait encourager. Il est du reste concevable que l’erreur répétée des sondeurs soit due à un vote trumpiste honteux, en accord sur le fond mais peu à l’aise avec la forme, donc rétif à se déclarer publiquement. Nous ne le savons pas, une combinaison circonstancielle variable de ces diverses tendances étant le plus probable.

Ce que nous savons est qu’il existe une Amérique riche orientée avec plus ou moins de modération vers un welfare state, la lutte contre les discriminations sexuelles et raciales, et l’ouverture internationale par la reconnaissance de la diplomatie multilatérale gérant des problèmes communs dont le climat ; et une Amérique plus pauvre, plus conservatrice, plus nationaliste, plus rétive aux interventions fiscales et sociales de l’État fédéral.  La tendance pro-démocrate semblait portée par la démographie, au moins autant par la croissance latino-américaine que par la pyramide des âges. Il apparaît que ce mouvement est moins puissant que prévu, ne serait-ce que parce que le groupe latino-américain a tenu à se dissocier du groupe afro-américain, tant sur le plan « racial » que sur celui des politiques économiques, et même sur celui des interprétations religieuses. La confrontation des deux Amériques est installée. Leur relative équivalence numérique garantit la certitude d’un avenir houleux pour ce qui apparait de plus en plus comme un déclin américain.

L’incertitude principale porte donc sur la pagliacisme, très provisoirement discrédité en partie aux Etats-Unis, mais pas nécessairement dans le reste du monde. Est-il nécessaire de fanatiser par son moyen pour obtenir la mobilisation nécessaire à la victoire ? Il n’est pas exclu que la réponse nous vienne à présent de l’Europe. Quel sera la part du complotisme, de l’anathème jeté contre les médias autres que les réseaux sociaux et ceux qui nourrissent leur extrémisme, du refus du dialogue ; de l’amalgame entre élites politiques et scientifiques ; de la confusion entre décence et bien-pensance ? Qu’en sera-t-il des postures de matamores promettant l’impossible et ridiculisant les faits ? Qu’en sera-t-il de l’idée qu’il existerait une démocratie supérieure à la démocratie, c’est-à-dire supérieure aux élections contrôlées par les juridictions, faite d’une « volonté populaire » dont le matamore serait l’authentique expression? Qu’en sera-t-il de la division de la société entre personnes qui s’identifient à leur propres ancêtres putatifs, entendant dès lors régler de vieux comptes avec les descendants des leurs anciens ennemis ? Qu’en sera-t-il de leur refus commun, sur toute la largeur du spectre politique, de s’associer à d’autres pays, par crainte de se soumettre à un immense complot cause de tous les malheurs ? Qu’en sera-t-il de l’encouragement donné à se débarrasser de groupes entiers de population, porteurs par millions de la même nationalité que leurs adversaires ? Qu’en sera-t-il de l’incapacité de discerner l’authentique ennemi en le noyant dans une hostilité si élargie qu’elle en dissimule le vrai visage ?

Le pagliacisme, sa méchanceté native, son incompétence aisée à constater, son irrationalité systématique, reste l’instrument principal de ces dangers. Ceux qui avaient porté Trump au pouvoir, idéologues locaux ou despotes étrangers, comme leurs émules partout, continueront de tenter de disséminer cette stratégie aussi morbide qu’efficace. Est-il trop tard ? La réponse est chez les oracles.

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